2.1 – Le programme de recherche
Ce programme a suivi un mouvement qu'elle a elle-même identifié comme « partant d'une focalisation sur les régimes généraux de propriété et allant vers une inclusion prononcée des institutions qui affectent les conditions environnementales » [14]. L'unité se fait autour de la volonté de développer « une théorie empiriquement valide des formes d'auto-organisation et d'autogouvernance de l'action collective », telles que les « appropriateurs [15] adoptent des stratégies coordonnées » [16] en s'appuyant sur des arrangements institutionnels qui en assurent la soutenabilité à long terme. Cette démarche s'inscrit contre la vision dichotomique – dominante en sciences politiques et économiques – entre deux « formes organisationnelles optimales », le tout-marché et le tout-État, qui ne permet pas de rendre compte de la « très grande diversité des arrangements institutionnels que les humains élaborent pour gouverner […] les biens publics et les CPR » [17].
https://shs.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2014-3-page-301?lang=frDe la dimension politique de la propriété et des institutions : apports et limites de l'approche d'E. Ostrom
1 – Introduction
La démarche visant à « penser autrement la propriété », en s'intéressant aux « formes de conceptualisation alternative » [2], rend incontournable l'étude de l'approche développée par la politiste et économiste américaine E. Ostrom. Comme le souligne Orsi [3], Ostrom est la première à affirmer, dans la littérature économique, une conceptualisation de la propriété commune, à partir d'une définition de la propriété comme faisceau de droits, posée comme une alternative à la théorie des property rights [4]. Au-delà d'une notion élargie de faisceau de droits, Ostrom se démarque de cette théorie par son rejet de la « perspective atemporelle et a-historique » qui la caractérise [5]. Cole et Ostrom pointent la « naïveté » de cette théorie lorsqu'elle identifie l'émergence de la propriété privée et exclusive à une nécessité au sein de toutes les cultures, à un certain niveau de développement économique, afin d'internaliser les externalités et de réduire les coûts de transaction [6]. En affirmant que « l'histoire et l'évolution des régimes de propriété existants appliqués aux ressources naturelles ne permettent pas de soutenir cette théorie naïve » et en réprouvant son fondement en termes de génération « sans institutions, spontanée à la Hayek », ils posent la primauté de la dimension politique de la propriété, rejoignant en cela, par exemple, l'économiste américain J.R. Commons [7].
Parler de dimension politique revient à s'écarter de toute approche individualiste et spontanéiste de la propriété, en désignant à travers elle un système de règles qui ne peut être séparé d'une délibération collective permanente [8], et à affirmer qu'à l'opposé d'une vision en termes de droit absolu d'une personne sur une chose ou fondée sur les supposées qualités intrinsèques d'une chose, la propriété est fondamentalement un rapport social.
L'objet de cet article est de tenter de mettre en lumière les apports et les limites de l'approche d'Ostrom dans la compréhension de cette dimension politique de la propriété. Pour Orsi, cette dimension est « le chaînon manquant » de cette approche pour élargir la portée de la question de la propriété commune au-delà des common pool resources (CPR) [9]. Notre idée est qu'il existe plutôt un manque dans la façon de penser le contenu de cette dimension politique. L'angle d'analyse mobilisé pour étayer notre propos est la question de l'explication du changement institutionnel, autrement dit de la logique présidant à l'évolution des règles constitutives d'un régime de propriété. Toute réponse à cette question est aussi une réponse à la question de la nature de la délibération collective de laquelle surgissent les règles. Il s'agira de rendre compte des ambiguïtés et des insuffisances d'Ostrom à cet égard, qui réduisent largement la portée de son approche.
Deux observations préliminaires doivent être faites. Premièrement, notre démarche s'appuiera à la fois sur les travaux d'Ostrom à propos de la propriété des CPR et sur sa démarche institutionnaliste qui a autant systématisé que nourri ces travaux, comme Cole et Ostrom nous y invitent lorsqu'ils parlent de la « propriété comme d'une institution (ou d'un ensemble d'institutions) » [10]. Deuxièmement, si notre démarche ne vise pas à trancher le débat à propos du type d'institutionnalisme développé par Ostrom – « néo-institutionnalisme » [11] ou « forme originale d'institutionnalisme historique » [12] –, celui-ci en constituera la toile de fond tant la question de la théorie du changement institutionnel, qui « constitue [chez Ostrom] un chantier ouvert dont beaucoup d'éléments restent à préciser » [13], est centrale et discriminante en la matière.
La première partie restituera brièvement ce qui est au cœur de l'approche d'Ostrom : une théorie de la diversité, de la complexité et de l'autogouvernance. La seconde partie en précisera les apports fondamentaux du point de vue de la prise en compte de la dimension politique de la propriété et des institutions. La troisième partie abordera les limites de cette prise en compte en traitant de la question du changement institutionnel.
2 – De la propriété aux institutions : diversité, complexité et autogouvernance
Il n'est pas ici question de rendre compte de façon exhaustive de la richesse conceptuelle et méthodologique de l'œuvre d'Ostrom. Nous nous attacherons à res(t)ituer les éléments clés de son programme de recherche, des fondements de ce dernier, des outils mis en avant et des résultats obtenus au cours de plus de trente ans d'investigations autour des CPR.
2.1 – Le programme de recherche
Ce programme a suivi un mouvement qu'elle a elle-même identifié comme « partant d'une focalisation sur les régimes généraux de propriété et allant vers une inclusion prononcée des institutions qui affectent les conditions environnementales » [14]. L'unité se fait autour de la volonté de développer « une théorie empiriquement valide des formes d'auto-organisation et d'autogouvernance de l'action collective », telles que les « appropriateurs [15] adoptent des stratégies coordonnées » [16] en s'appuyant sur des arrangements institutionnels qui en assurent la soutenabilité à long terme. Cette démarche s'inscrit contre la vision dichotomique – dominante en sciences politiques et économiques – entre deux « formes organisationnelles optimales », le tout-marché et le tout-État, qui ne permet pas de rendre compte de la « très grande diversité des arrangements institutionnels que les humains élaborent pour gouverner […] les biens publics et les CPR » [17].
Concernant la propriété, il s'agit de dépasser les « théories naïves et/ou simplistes des tragédies/solutions autour des communs » [18], notamment : (1) la « tragédie des communs » de Hardin qui, outre qu'il confond propriété commune et accès libre, « enferme » les utilisateurs dans une trajectoire de surexploitation sans jamais considérer « la possibilité qu'[ils] puissent trouver des façons de s'organiser eux-mêmes pour résoudre les dilemmes auxquels ils sont confrontés » [19] ; (2) la classification des biens de Samuelson entre biens privés et biens publics ; (3) la théorie des property rights qui fait du droit d'aliénation – de vendre son droit – une condition sine qua non de l'existence d'un droit de propriété. À partir de la conception en termes de faisceau de droits, Ostrom et Hess indiquent que des groupes d'individus partagent des droits de propriété commune, dès lors « qu'ils ont formé une organisation exerçant au moins les droits de choix collectifs de gestion et d'exclusion en relation avec un système de ressources et avec les unités de ressources produites par ce système » [20].
Dans ce cadre, une ressource autogouvernée est une ressource pour laquelle ses utilisateurs sont « durablement impliqués dans la production et le changement de règles au sein d'arènes de choix collectif » [21]. Ostrom indique qu'il est « rare de trouver un quelconque système de ressources […] qui soit entièrement gouverné par les participants sans règles élaborées par les autorités locales, régionales, nationales et internationales » [22]. Le but est de montrer « pourquoi il est important de laisser aux utilisateurs de la ressource une autonomie relative dans le développement de leurs propres règles » [23], dans le cadre d'une conception polycentrique du système politique [24].
Les régimes de propriété résultent toujours de règles [25]. Le concept de règles (infra 2.3) est au cœur de l'ambition plus générale d'Ostrom de dégager « un cadre universel », composé des variables structurant « toute interaction sociale régulière » afin de caractériser leur diversité [26].
2.2 – Les fondements
L'approche d'Ostrom est fondée sur la combinaison d'une théorie de l'action humaine et d'une théorie sociale, qui l'inscrit de façon « non orthodoxe » dans la théorie du public choice [27]. Déjà bien détaillée par ailleurs, nous choisissons de mettre en avant, d'une part, l'idée d'un « individualisme méthodologique complexe ou situé » [28] combinée à une vision de l'ordre social fondée sur « la connaissance et l'apprentissage » [29], loin de tout finalisme et, d'autre part, le présupposé normatif accordant « une profonde confiance dans la créativité, l'ingénuité et la capacité humaine à s'auto-organiser couplé à une profonde inclinaison en faveur de la liberté humaine » [30]. Il en découle une distanciation aussi bien vis-à-vis de la philosophie des droits de propriété individuels issue de Locke que de celle du « Léviathan » – théorisée par Hobbes –, entre les mains duquel l'individu remet sa sécurité.
De ce point de vue, des ambiguïtés subsistent dans des travaux s'inspirant d'Ostrom. Ainsi, certains parlent de « tiers secteur » [31] à propos des groupes qui ne relèvent ni du marché, ni de l'État, là où Ostrom, en parlant d'« économie publique », visait un champ d'action collective qui « incorpore toutes les organisations pertinentes – qu'elles soient publiques, privées, volontaires ou sur une base communautaire – qui sont actives dans un domaine donné de politique publique » [32]. Il en est de même de l'idée selon laquelle les individus peuvent résoudre des problèmes de coordination « sans que l'État soit impliqué d'une quelconque manière » [33], là où elle insiste sur le polycentrisme des systèmes de gouvernance des CPR.
2.3 – Les outils
Sur la base d'études empiriques menées sur 30 ans, Ostrom et son équipe du Workshop in Political Theory and Policy Analysis ont pu affiner le cadre IAD (Institutional Analysis Development). L'IAD est un cadre conceptuel multi-niveaux fondé sur un langage métathéorique compatible avec plusieurs théories (bien qu'identique à celui de la théorie des jeux), qui entend identifier les éléments universels qui structurent toute situation d'action collective.
Une situation d'action est définie comme « l'espace social où les participants aux préférences diverses interagissent, échangent des biens et services, résolvent des problèmes, se dominent les uns les autres, ou se combattent » [34]. Toute situation d'action est composée de sept « parties actives » : les acteurs (1) occupant des positions (2), choisissant parmi des actions (3) à une étape donnée d'un processus de décision en fonction de leur degré de contrôle du nœud de choix (4), des informations qu'ils détiennent (5), des résultats anticipés des choix (6) et des bénéfices et des coûts associés à ces résultats (7) [35]. La structure interne d'une situation d'action est déterminée par trois types de variables « exogènes » (elles-mêmes incluses au sein de systèmes plus larges) : (1) le monde biophysique ; (2) les attributs de la communauté des participants, notamment les normes prédominantes en son sein [36] ; (3) les règles. Il s'agit alors de comprendre les diverses façons dont les règles interagissent avec les « mondes biophysique et culturel pour structurer les incitations des acteurs ».
Les règles « sont des compréhensions communes des acteurs sur des prescriptions exécutoires qui portent sur les actions (ou les résultats) qui sont requises, interdites ou permises » [37]. Une mise en ordre du grand nombre de règles observées autour des CPR amène à spécifier sept types de règles pouvant être présentes à trois niveaux : (1) opérationnel (interactions directes avec les CPR) ; (2) de choix collectif (interactions d'où émergent les règles du niveau 1) ; (3) constitutionnel (créant les règles du niveau 2). La classification en sept types de règles colle à la structure d'une situation d'action : règles de position, de délimitation (entrée/sortie), de choix (ce qui peut être fait à un point donné du processus de décision), d'agrégation (qui décide des actions) ; d'information (ayant un impact sur l'information disponible pour les acteurs) ; de gain (bénéfices/coûts découlant d'actions), de portée (déterminant quels résultats ne peuvent ou doivent être visés). Les règles réduisent l'incertitude inhérente aux comportements d'autrui et aux systèmes de ressources : « dans tous les cas où les individus se sont organisés eux-mêmes pour résoudre des problèmes de CPR, des règles ont été établies qui ont fortement contraint les actions autorisées. […] Si tout le monde suit ces règles, les unités de ressources seront allouées de façon plus efficiente et prévisible, les conflits seront réduits, et le système de ressources lui-même sera maintenu dans le temps » [38]. Ce lien entre institutions et comportements via les contraintes que sont les premières est crucial dans les résultats dégagés par Ostrom.
2.4 – Les résultats
En synthétisant fortement, six résultats peuvent être énoncés. Cole et Ostrom affirment qu'il « n'existe pas de chose telle que la propriété purement privée ou purement publique : dans tous les systèmes de propriété, il y a un mixage de droits privés, publics et communs » ; par exemple, « la propriété foncière moderne est sujette à la fois aux droits corrélatifs des voisins et à un contrôle étatique substantiel » [39]. Il en découle une mise en garde contre le fait de voir, dans le management par la propriété commune, une nouvelle panacée. En réalité, la plupart des communautés, étudiées sur l'angle des régimes de propriété commune, « emploient un mixte de propriété commune et privée » [40]. Le concept de « co-management » polycentrique est proposé pour aller « dans le sens de l'inclusion d'unités de gouvernance plus large dans l'analyse des arrangements locaux » [41]. De plus, aucune étude n'a permis d'établir une relation robuste entre l'existence de tel ou tel régime de propriété et les résultats en termes de conditions écologiques.
Par ailleurs, Ostrom indique que, si aucune règle spécifique ne peut être associée à de meilleures performances dans la gestion des CPR [42], les règles, développées « avec une contribution importante des utilisateurs des CPR eux-mêmes, aboutissent à des performances supérieures à celles des systèmes de règles entièrement déterminées par des autorités externes » [43]. Ostrom opère en fait une montée en généralité afin d'établir, d'une part, un ensemble de caractéristiques générales des règles (design principles) [44] tirées des cas de gouvernance durable de CPR et, d'autre part, les variables caractérisant les communautés de participants à un système de propriété commune qui sont propices à une sélection de règles et de droits de propriété qui en améliorent la performance [45]. Les design principles portent essentiellement sur : la clarté des limites du système de ressources et des individus dotés de droits, le partage des coûts et bénéfices, la participation aux arènes de choix collectif, le suivi de l'exécution des règles et l'existence de sanctions, les mécanismes de résolution des conflits, etc. Les trois derniers se retrouvent dans les attributs des communautés d'utilisateurs performantes, incluant au-delà : (1) un groupe de petite taille et homogène, (2) partageant des normes de réciprocité/confiance, (3) stable et planifiant de vivre à long terme dans la même zone, (4) bénéficiant à faible coût des informations pertinentes, (5) avec une vision commune des bénéfices/coûts associés aux choix, (6) et insérés dans un cadre où existe un « gouvernement facilitateur ».
Il faut noter que des critiques ont visé, d'une part, les design principles comme nouvelle recette « externe » de construction des institutions via un processus top-down [46], et, d'autre part, les cas concrets spécifiques auxquels s'applique in fine la possibilité de construire en autogouvernance des institutions appropriées pour la gestion des ressources naturelles [47]. Si des aspects contenus dans ces critiques sont pertinents (infra 4), on ne doit pas minorer les apports d'Ostrom dans la mise au premier plan de la dimension politique des institutions.
3 – Les apports fondamentaux
L'approche d'Ostrom déploie une logique combinatoire qui permet d'appréhender la grande diversité des configurations de règles. Au-delà, la primauté donnée aux systèmes de règles permet celle de l'idée de construction politique des institutions à trois niveaux : les biens, les marchés et l'effectuation des règles.
3.1 – Entre les biens et les systèmes de propriété : le politique
Le dépassement par Ostrom de la conception samuelsonienne des biens va au-delà de ce qu'elle-même en retient [48]. La diversité institutionnelle y est fonction d'une typologie formelle des biens – public/collectif, privé – dans laquelle « la nature des biens détermine plus ou moins la structure institutionnelle » [49]. Les critères de non-rivalité et de non-exclusion sont, dans cette conception, retenus pour qualifier un bien de collectif, mais comme la production de ce type de biens par le marché est sous-optimale (du fait des passagers clandestins), l'État doit les produire et ils sont donc considérés comme naturellement ou intrinsèquement collectifs (leur coût marginal étant nul). Ainsi, les biens publics/collectifs auraient intrinsèquement un caractère différent de celui des biens privés, sans qu'intervienne une quelconque décision normative de la part du corps social ou de l'autorité publique. Comme le souligne Harribey [50], il en découle l'erreur théorique de rattacher ces critères aux biens eux-mêmes alors qu'ils doivent être attachés aux utilisateurs potentiels de ces biens dans des conditions socio-institutionnelles données, de sorte qu'on ne puisse plus « parler de biens non rivaux et non exclusifs, mais d'individus et groupes sociaux que l'on rend non rivaux entre eux et dont aucun n'est exclu pour l'usage de certains biens ».
En désignant par « communs » des systèmes de règles collectives (et non plus seulement les ressources elles-mêmes ou leurs supposées caractéristiques intrinsèques), en les rattachant à une délibération collective permanente et en mettant en avant les règles d'entrée/sortie, Ostrom souligne le caractère socialement et politiquement construit de l'idée d'exclusion/non-exclusion et, par suite, de tout système de propriété.
3.2 – Au-delà de la diversité et de la complexité : le marché comme construction institutionnelle
Chanteau et Labrousse [51] tirent à juste titre, de la logique combinatoire d'Ostrom, l'idée qu'il ne peut plus être question de « penser le marché et l'entreprise – ou les communs – comme des formes types et alternatives […] mais d'intégrer la diversité de leurs morphologies ». Au-delà de la diversité, il y a une pensée de la complexité des marchés que l'on peut inscrire dans le prolongement de l'idée de Coase selon laquelle le marché et la firme ne sont pas des modes alternatifs de coordination, mais des institutions complémentaires qui « ensemble constituent la structure du système économique » [52]. Ostrom prolonge cette idée pour dépasser la polarité abstraite entre marché et réglementation comme mode de régulation environnementale. Il en est ainsi des descriptions détaillées de la régulation des eaux souterraines à Los Angeles où, « bien que la mise en place des droits privatifs fut une étape cruciale dans la réduction de la surexploitation, ce ne fut qu'une composante d'une série de changements et d'adaptations » et de l'évolution des systèmes de quotas de pêche où « la plupart des succès ont évolué vers des systèmes complexes s'appuyant sur de multiples arrangements institutionnels plutôt que d'être de simples systèmes de quotas individuels transférables » [53]. Ainsi, contrairement à des approches contractualistes dont le modèle de marché est constitué des seuls « acheteurs », « vendeurs » et « tiers » fonctionnels, les marchés sont le résultat des interactions entre agents individuels et collectifs – y compris des autorités publiques – qui cherchent à les réguler et à les stabiliser. Cette variété d'acteurs est constitutive de l'existence des marchés, et leur intervention ne peut se ramener aux motifs fonctionnels de garantie des droits de propriété ou de défaillance de marchés. Comme l'indiquent Coriat et Weinstein et comme Ostrom invite à le penser, « tout marché […] requiert qu'une série d'arrangements institutionnels spécifiques soit mise en place, tant pour assurer [son] existence que pour permettre son bon fonctionnement et sa permanence au cours du temps » [54].
Il apparaît donc chez Ostrom une pensée du marché comme une construction institutionnelle. À cet égard, le dépassement de certaines approches néo-institutionnelles se caractérise par le fait qu'elle ne suppose pas donné l'objet de la transaction marchande (au sens de Commons, dont elle s'inspire [55]) et considère (en dehors de cas simples) la définition et la délimitation de la ressource, éventuellement objet de l'échange, comme précédant la spécification des droits des parties sur la ressource. L'objet doit être construit et cette étape doit passer par les relais de l'action collective, de la délibération politique et du droit. Un exemple concerne l'eau pour laquelle « mettre en place des droits individuels de retrait qui soient opérationnels et efficients est plus compliqué que de démontrer l'efficience économique de systèmes hypothétiques », car « simplement obtenir une mesure valide et précise d'un "rendement soutenable" est une tâche scientifique difficile » du fait de « l'absence d'installations de stockage » qui rend « les informations sur le stock et le taux de reproduction coûteuses et très incertaines » [56].
3.3 – Réflexivité et effectuation des règles
J. Lenoble, dans une discussion sur les facteurs qui conditionnent les conséquences effectives des règles dans l'espace social, critique l'insuffisante réflexivité de l'approche d'Ostrom et plus particulièrement l'incapacité à élucider les « conditions institutionnelles de la solution coopérative », en supposant « donnée d'emblée dans les capacités cognitives et motivationnelles des acteurs » la possibilité de la coopération [57]. À première vue, plusieurs éléments chez Ostrom attestent d'une recherche de réflexivité : (1) la recherche des conditions structurelles affectant la possibilité de coopération [58] ; (2) l'insistance sur l'importance de l'adéquation des règles avec le contexte socio-écologique spécifique [59] ; (3) l'étude des liens entre contexte institutionnel et opportunités d'apprentissage [60] ; (4) l'évocation des conflits potentiels liés aux interprétations divergentes des règles par les utilisateurs. Ce qui est évident est la dimension programmatique et essentiellement empirique de cet effort de réflexivité. Si Ostrom ne suppose pas données les capacités cognitives et motivationnelles suffisantes à la coopération, l'absence d'un corpus théorique explicite rend incertaine la portée de l'approche. Il en va ainsi de l'insuffisante construction de la capacité des individus à utiliser les règles comme des ressources qu'ils vont utiliser à leur profit dans le déploiement de leurs stratégies, ou de « leur capacité substantielle à adopter des stratégies d'évasion lorsqu'ils ne considèrent pas les règles comme légitimes, équitables ou efficaces », capacités et éléments souvent moteurs du changement institutionnel.
4 – Du changement institutionnel chez Ostrom ou l'évitement de la question de la nature du politique
L'approche d'Ostrom porte sur les effets combinés des formes d'institutions sur les résultats d'interactions. Elle indique que si « d'excellents travaux ont été menés à [ce] propos, […] peu de recherches se sont portées sur la façon dont les utilisateurs de ressources changent les règles » [61]. La question du changement institutionnel est abordée tardivement par Ostrom, et ce traitement lui permet, tout au plus, d'une part, de développer une « méthode d'enregistrement des changements de règles […] utilisable ensuite pour tester différentes théories » [62] et, d'autre part, de fournir « une brève revue des processus [supposés] mener aux changements des règles autour des ressources gouvernées par les utilisateurs à une petite échelle » [63].
Il s'agit d'indiquer en quoi ce véritable angle mort limite la portée de l'approche d'Ostrom à une sorte de « nouvel empirisme » [64] (là où d'autres y voient l'approche idoine entre « les abstractions des économistes standards et l'empirisme naïf du vieil institutionnalisme » [65]). Il en découle des interprétations souvent réductrices, néanmoins justifiées par le caractère syncrétique de cette approche à propos de la nature de la propriété, des règles et de l'espace politique d'où elles émergent. Ainsi, Johnson affirme le caractère fonctionnaliste et la primauté des critères d'efficience comme raisons d'être des institutions chez Ostrom [66] alors qu'elle indique que, « du fait de la diversité des règles potentielles, on ne doit pas croire que le choix des règles pour améliorer la performance d'une [situation d'action] est un processus d'élaboration de règles optimales » [67]. Pour Harribey, Ostrom « reste prisonnière de la croyance que les systèmes de règles sont le produit de délibérations entre des acteurs à égalité à l'intérieur d'une communauté » [68] alors qu'une situation d'action est un espace social dans lequel les participants « se dominent les uns les autres ». Au-delà, cet angle mort met en exergue la faible valeur heuristique de l'approche d'Ostrom dès lors qu'il est question de gouvernance de conflits de valeurs, tels ceux qui sous-tendent les « régimes internationaux de développement durable » à propos desquels Ostrom nous dit simplement que « l'élaboration d'arrangements efficaces est bien plus difficile qu'à l'échelle locale » et qu'il faut « construire des collaborations respectueuses entre utilisateurs locaux, autorités publiques et experts scientifiques » pour assurer la légitimité des règles qui en découleront [69].
La question de la nature de la propriété et des institutions est brièvement abordée par Cole et Ostrom [70] :
« L'effort [d'élaboration d'une théorie réaliste des droits de propriété] est rendu complexe par l'existence de multiples interprétations de la manière dont un ensemble d'institutions ou régimes de propriété peut être décrit ou expliqué. Par exemple, est-ce que les codes miniers adoptés durant le "California Gold Rush" constituaient des régimes de propriété organisés spontanément […], des accords basés sur des modèles mentaux partagés […], des régimes de gouvernance plus complexes que de simples contrats portant sur des droits de propriété […] ou des solutions à des jeux de coordination basées sur une large variété de normes, incluant celles d'équité […] ? Même de telles controverses conceptuelles sur la nature des institutions actuelles peuvent contribuer à une meilleure compréhension de la nature de la "propriété" […]. »
Ils touchent ici du doigt deux des trois catégories d'approches de la nature des institutions, de l'explication de leur changement, formant trois types d'institutionnalisme que Hall et Taylor pour les sciences politiques [71], Théret pour l'économie [72] et Hotimsky, Cobb et Bond dans une perspective interdisciplinaire [73], ont permis de repérer. Le premier, extension de la première vision évoquée par Cole et Ostrom, est l'institutionnalisme rationnel (appelé aussi « choix rationnel ») caractérisé par l'absence de forces historiques impersonnelles et la primauté de la rationalité calculatrice des agents et de la réalisation de critères d'efficience dans l'émergence, la reproduction et le changement de règles. Bien qu'Ostrom s'en éloigne par de nombreux aspects, on ne peut s'empêcher de voir la prégnance de cette vision, lorsque Cole et Ostrom renvoient le « choix d'enclore », à partir d'une situation de propriété commune, au fait que les « rendements marginaux espérés de l'enclosure dépassent les coûts marginaux du maintien du système [précédent] » [74]. Le second type d'institutionnalisme correspond à la seconde vision évoquée par Cole et Ostrom (en termes d'accords fondés sur des modèles mentaux partagés). Il s'agit de l'institutionnalisme dit sociologique (car essentiellement forgé en sociologie des organisations) au sein duquel la résolution de problèmes de coordination et la création d'un ordre social légitime donnent sens aux institutions et où la légitimité sociale acquise par les règles est donc cruciale pour en comprendre l'adoption, et où la nature du politique est d'être l'espace de convergence des divers cadres cognitifs des acteurs. Nous considérons comme symptomatique l'absence dans la liste de Cole et Ostrom de toute référence au troisième type d'institutionnalisme, dit historique, au sein duquel la médiation pour la régulation de conflits sociaux entre des intérêts opposés est la raison d'être des règles et où le politique est l'espace de construction des compromis entre les acteurs, compris comme un « arbitrage entre intérêts hétérogènes qui ne répond ni aux exigences de maximisation de l'efficacité économique, ni à un impératif éthique […] mais à une logique autonome d'accumulation de puissance » [75].
Cette absence explique peut-être la faiblesse de ce qui est opposé à la « naïveté » de Demsetz, lorsqu'ils affirment s'appuyer sur « l'histoire […] des régimes de propriété » pour renvoyer leur évolution « à des changements dans les contextes socio-écologiques », sans précision sur la nature de ces changements [76]. Ostrom et Hess affirment que « les droits de propriété privée ne peuvent émerger spontanément à partir d'un système de propriété commune » en évoquant seulement ensuite le fait qu'ils « dépendent de l'existence d'un ensemble de règles » [77], sans aucune considération sur la nature de ces règles, et encore moins sur le fait que le mouvement des enclosures a moins à faire avec un changement dans les rapports bénéfices/coûts calculés par les acteurs, ou un changement dans le modèle mental socialement partagé, mais a peut-être plus à faire avec un changement dans les rapports de force aboutissant à cet ensemble de nouvelles règles.
L'histoire n'est pas absente chez Ostrom. Il y a une approche historiographique sélectionnant des faits dans une démarche prédictive plus que compréhensive, ce qui est visible à travers les narratives fournies sur le changement de règles : « Avant qu'on puisse penser à développer une théorie générale du changement institutionnel, il est utile de commencer par comprendre les changements au sein de contextes spécifiques. » Des processus incluent, par exemple, l'imitation ; les conflits d'interprétation des règles ; les changements biophysiques, dans la communauté, ou de règles de niveau supérieur [78]. C'est cette même démarche qui lui permet de considérer que le conflit autre que d'interprétation peut être le moteur du changement de règles. Des exemples concernant des agriculteurs gérant un réseau d'irrigation « rendent compte de systèmes autogouvernés qui sont lentement démantelés à travers le temps par des changements de règles liés à ceux en position de pouvoir pour les avantager aux dépens du reste du groupe » [79]. Ainsi, l'existence de « petites cliques », de « notoriétés inégales », de « verrouillage par les acteurs les plus puissants… dans un système de règles » est envisagée, au départ d'une démarche historique qui ne cherche pas à constituer une théorie du changement, mais vise à identifier « des conditions […] permettant d'accroître la capacité d'apprentissage des agriculteurs et la probabilité de voir émerger un processus institutionnel évolutionniste qui mène à de meilleurs résultats ». En l'occurrence, une condition est que les acteurs aient globalement un intérêt commun à voir le rendement du système s'améliorer, ce qui peut arriver « lorsqu'il n'y a pas de grande différence de richesse et de pouvoir entre les agriculteurs » [80]…
Dans ce cadre, reste dans l'angle mort la compréhension de la façon dont les régimes de propriété commune sont utilisés, au sein des communautés, pour servir les intérêts de certains groupes sociaux au détriment d'autres. Si l'existence d'un ordre social autour de l'accès à une ressource alimente, par exemple, un besoin de gestion collective des risques, cela implique que le système de règles ne soit en nature fondé ni sur une recherche d'efficience ni sur un quelconque critère normatif partagé, mais soit peut-être simplement fondé sur le renforcement de relations de domination et de contrôle. Il en est de même pour l'appréhension de l'idée selon laquelle, en dépassant la polarité entre choix collectifs en autogouvernance et choix gouvernemental, l'évolution des régimes de propriété peut être le fruit d'une lutte où des groupes utilisent l'État ou d'autres échelles de régulation contre d'autres groupes pour faire reconnaître et renforcer leurs intérêts autour de la ressource. En dégageant comme pistes de recherche futures « l'exploration des situations asymétriques où les participants sont dotés de pouvoirs inégaux » et « la liaison entre les variables contextuelles plus larges et les variables microsituationnelles » [81], Ostrom avait peut-être en tête les limites d'une approche au sein de laquelle la compréhension des dynamiques sociales à partir d'une théorie du changement institutionnel s'efface au profit d'une démarche trop prédictive.
5 – Conclusion
L'approche d'Ostrom va dans le sens de la réhabilitation des bases de l'économie institutionnelle, au sens où Commons les avait posées : on part des relations entre les hommes centrées sur l'utilisation et les transferts de droits de propriété ; l'ordre social n'est pas le résultat spontané et naturel de la poursuite indépendante des intérêts, mais le produit de l'action collective ; l'objet de l'analyse économique devient les arrangements institutionnels socialement et politiquement construits et non plus l'allocation optimale des ressources. Or, là où Commons cherche à articuler l'économie, le droit et l'éthique pour comprendre le changement dans le temps historique des règles comme un processus continuel de résolution des conflits entre buts humains antagoniques, Ostrom produit un cadre heuristique centré sur la relation règles-comportements pour établir les conditions institutionnelles de la robustesse des systèmes de propriété.
Ainsi, l'approche d'Ostrom n'est pas une théorie de l'histoire des droits de propriété et des institutions. Si elle dégage l'espace et fournit les catégories nécessaires pour appréhender la propriété et les marchés comme des constructions institutionnelles complexes et évolutives, et donc remet « en jeu » ce qui est donné dans l'économie standard, l'absence de théorie du changement institutionnel la rend inopérante pour rendre compte de leur évolution. Dès lors, si Ostrom a permis que la question de la propriété commune et des communs revienne dans la littérature économique, la portée théorique et pratique de son approche apparaît très limitée si l'on replace cette question, dans le sillage de Marx et Polanyi, dans l'histoire du capitalisme marquée par une lutte entre l'élargissement des droits de propriété privée et la préservation d'un espace commun.
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